Dix ans. Ça lui semblait soudain être toujours et non pas seulement une portion de son existence. Et là, elle y mettait fin.
Et voilà. Au moment où les mots fatidiques franchirent sa bouche, elle sut qu'elle faisait le mauvais choix. Elle sut qu'elle ne pourrait être heureuse sans lui comme elle ne pourrait être heureuse avec lui. Une boule se forma dans sa gorge et elle se tut. Les yeux baissés, elle n'osait pas le regarder. Elle refusait de voir sa moue dédaigneuse ou indifférente. Elle refusait de croire que durant ces dix dernières années, elle s'était fait des illusions. Que ces dix ans n'étaient rien. Qu'elle n'était rien pour lui. C'était trop dur. « Hannah ? » appela-t-il doucement. Son cœur, dans sa cage thoracique, rata un battement. Il ne l'appelait jamais par son prénom. Jamais. Elle ferma les yeux, repassant dans sa tête le son de sa voix prononçant ces deux syllabes. Dieu qu'elle aimait sa voix. « Regarde-moi » fit-il, presque avec insistance. Butée, elle garda la tête baissée. Non, elle ne le regarderait pas. Elle ne tendrait pas à nouveau le bâton pour se faire battre. Il fallait qu'elle le laisse derrière elle. Venir chez lui ce soir était un passage obligé, non ? Mais c'était également ─ et surtout ─ d'un masochisme inouï. Dix ans. Elle se complaisait dans ses bras, dans son intérêt brutal et parfois méprisant depuis dix ans. Dix ans qu'elle vivait cette amitié étrange au jour le jour. Dix ans qu'elle écoutait ses conneries, riait à ses moqueries, lui hurlait après lorsqu'il le méritait. Dix ans qu'elle cédait à l'envie de lui sauter dessus chaque fois qu'ils avaient le malheur d'être seuls. Dix ans. Dix ans qu'elle clamait haut et fort qu'il n'y avait personne dans sa vie alors qu'il n'y avait jamais eu que lui. Dix ans qu'elle était amoureuse de Gabriel et qu'elle n'était pas foutu de comprendre que ce ne serait jamais réciproque. Dix ans. Ça lui semblait soudain être toujours et non pas seulement une portion de son existence. Et là, elle y mettait fin.

Un sanglot la secoua. Elle serra les paupières très fort, comme lorsqu'elle était gamine, pour empêcher ses larmes de franchir le barrage de ses cils. Elle ne pleurerait pas. Elle ne flancherait pas. « Arrête de faire l'idiote, regarde-moi putain » grogna-t-il avant de s'emparer, ferme, de son menton. Il la força à relever la tête mais la petite brune garda les yeux fermés. Hors de question que leurs regards se croisent. Elle se savait incapable de rester cohérente sous l'examen impudent de ses grands yeux verts.

Des lèvres, il effleura l'une de ses paupières, puis l'autre, en un geste très doux, presque trop pour lui. La surprise, doublée du trouble provoquée par sa présence, par son contact, si ténu fut-il, abattit ce qui restait de sa volonté. Elle ouvrit brusquement les yeux pour le découvrir à quelques centimètres de son visage, l'air inquiet, presque triste. Il était pâle. Instinctivement, l'une de ses mains se leva pour caresser sa joue, sa peau, son visage avec le désir d'en effacer toute trace de chagrin et de fatigue. Puis le visage de Logan s'imposa à son esprit. Elle ne pouvait pas faire ça, elle ne devait pas. Il était hors de question qu'elle gâche la chance que la vie lui offrait à présent. Aux côtés du frère d'Alicia, elle pourrait être heureuse. Elle pourrait être la femme que Gabriel l'empêchait d'être. Elle pourrait être cette personne épanouie, mûre qu'elle désirait devenir. Il fallait qu'elle avance. Et ce qu'ils avaient tous les deux ne la menait nulle part. Elle serait toujours la petite pimbêche égocentrique à ses yeux, elle le savait très bien.

Une larme roula sur sa joue, puis une deuxième. C'en était terminé de son self-control. Elle s'effondra contre Deschannel qui, après un temps d'hésitation, l'enlaça. « Ssh, calme-toi, murmura-t-il en caressant ses cheveux bruns, ça va aller, tu verras. C'est la meilleure chose à faire pour toi et je.. je ne veux pas t'empêcher d’être heureuse » ajouta-t-il maladroitement. Elle se figea contre lui. Comment osait-il ? Comment osait-t-il dire ça après tout ce qu'il avait pu lui balancer en pleine gueule, toutes les critiques négatives, toute l'indifférence, tout le mépris dont il avait fait preuve à son égard ? Comment pouvait-il simplement lancer ça tel quel après avoir passé dix ans à lui répéter que son bonheur à elle lui importait, que tout ce qu’il voulait c'était prendre son pied et puisqu'elle était là, autant qu'elle serve à quelque chose. Comment osait-il se montrer sous ce jour-là maintenant ? Maintenant qu'elle avançait, maintenant qu'elle essayait d'être responsable et mature, maintenant qu'elle voulait tout arrêter ? Furieuse, elle s'écarta, le repoussant avec violence. « Hannah, je─ » commença-t-il mais elle l'interrompit, secouant la tête, les yeux brillants de larmes. Non. C'était fini. Purement et simplement fini. Il n'avait pas le droit d'être gentil, d'être tendre maintenant. Il avait laissé passer le moment. Il lui était impossible d'endurer maintenant un tel comportement de sa part. Si elle voulait l'oublier, il ne fallait pas qu'il change. Il ne fallait pas qu'il lui montre ce qu'elle avait rêvé de voir durant des années. « Tais-toi, bredouilla-t-elle, je.. je ne peux pas entendre ça. Je voulais juste.. je.. tu n'as pas le droit Gabriel, articula-t-elle au travers de ses larmes, j'ai attendu dix ans que tu te comportes comme ça. Je.. je suis am─ j'étais.. non, non, il faut que ça s'arrête. C'est terminé. C'est.. terminé » répéta-t-elle. Elle inspira profondément et sans plus un regard pour lui, elle quitta l’appartement. Elle avait menti : ça ne finirait jamais.
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